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D comme Déontologie. Abécédaire du travail secoué

D comme Déontologie. Abécédaire du travail secoué

Le 

10

 

décembre

 

2021

 • Par 

Bastoun Talec

S’il n’y a pas de sot métier, peut-on faire son métier tel un sot ?

Si oui, alors comment m’abstraire d’un travail qui m’abrutit, m’assujettit ? A tout le moins comment ne pas m’y éterniser ? Si non, comment faire intelligemment mon métier ? En « faisant » mon métier, précisément ! En le façonnant, l’infléchissant à ma mesure.

Mais encore ?

Encore faut-il avoir à la fois recul et prise sur son travail. C’est-à-dire le poser comme objet. L’objectiver. Si 51% des actifs français se sentent fatigués voire surmenés ou s’ennuient ou encore se trouvent en dissension de valeurs avec leur management*, cela s’impute à une double suffocation : l’absence quasi-totale de boucles de feedbacks et le désert démocratique dans la plupart de nos organisations. Ni réflexivité ni processus pour se mêler de ce qui regarde les gens d’entreprise. Ni recul ni prise. Comment pouvez-vous « adhérer » à votre travail sans le considérer et sans aspérité pour vous en saisir ? Comment aimer sans embrasser ?

La déontologie ne me semble relever ni d’une morale – dont Nietszche nous a appris à douter - ni d’une éthique, parfois galvaudée dans les affaires. Je la regarde plutôt comme le refus de l’auxiliaire « être ». Comme un décollement entre ce que je fais et ce que je suis.

Dé-ontologie. Je ne suis pas « chargé » de projet ou directeur marketing ou développeur JavaScript. J’apporte une partie de mes compétences, de mon énergie et de mon temps à chacune de ces fonctions. Sartre évoque déjà la comédie du garçon de café. Je ne suis pas serveur sitôt le tablier revêtu, je le joue ! Et de jouer mon rôle professionnel me confère prise et recul sur celui-ci. Salutaire distance. Sur le plan émotionnel, notamment. Sur le plan socio-économique aussi : le Bureau du Travail étatsunien établit qu’un jeune diplômé vers 2010 aura exercé 8 métiers à l’âge de 40 ans. Nous serons tous amenés à slasher et switcher. La confusion entre l’être et la fonction peut donner lieu, lorsque celle-ci disparaît ou lorsque la personne ne « remplit » pas bien sa fonction à de dramatiques effondrements psychologiques. A fortiori lorsque la superposition se cantonne à une unique fonction.

L’organisation scientifique du travail a dévoyé le slogan cartésien ainsi : « je pense donc vous faites ». L’organisation fonctionnelle et psychologisante du travail a progressivement inversé le cogito originel : « je suis [telle fonction] donc je pense [selon cette fonction] ». Je suis [Responsable Ressources Humaines] donc je pense [comme un Responsable des Ressources Humaines].

Au fond, la dé-ontologie me renvoie à la possibilité de mener artistiquement ma vie. A la fois insaisissable et plus à même de saisir les choses de la vie. « Sans titre », tel un cartel d’art contemporain laissant libre court à une double interprétation : celle de l’artiste ET de ceux qui contemplent. L’éviction de l’auxiliaire être m’émancipe et redonne autour de moi de l’élan vital.

Ainsi du professeur ne disant plus « je suis enseignant » mais « j’enseigne… ».

Méfiez-vous du verbe être. Il ne vous dédouane pas de l’acquisition crispée. D’aucuns se targuent encore, à quarante ans consommés d’être diplômé de telle (grande) école ou d’être le dirigeant d’un département de tant de personnes etc. Il y a de l’avoir derrière ces « être » là. Chassez le verbe être de votre vocabulaire. Il épingle autrui dans votre taxinomie mentale figée dans la cire. Ne dites plus « j’ai croisé Duchmol. Il est vraiment bavard » mais plutôt « J’ai croisé Duchmol. Une fois de plus, il m’a beaucoup parlé ».

Notre cerveau s’empresse d’étiqueter. Et veut savoir, en ouvrant sa porte, s’il a affaire à un garde-chasse ou à un avoué à la Cour. Il pose des étiquettes. Invitons-nous à dépasser ce réflexe. Par la réflexion. J’observe d’abord un visage avec lequel mon visage entre en relation puis mesure l’effet qu’il produit sur moi. J’envisage l’autre avant de lui coller un label frontal, ontologique.

Cette éviction vous paraît trop radicale ? Reconsidérez alors le grand dilemme de Hamlet : Et si sa grande question devenait plutôt « être et ne pas être ? » Je suis en forme ce jeudi et ankylosé en ce lundi de bonne heure. Elle est rédactrice ce matin, commerciale à midi puis préposée au recouvrement vers 15h.

Des ontologies…

La déontologie au travail pourrait consister à troquer la fiche de poste, statique, pour les rôles dynamiques.

A ne plus confondre la femme et la fonction, l’homme et le statut. A moins se pousser du col. A (se) décoller.

*étude La Fabrique Spinoza, octobre 2017

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